Sara & Aiden

Mon cœur battait la chamade au fur et à mesure que je m’avançai dans le noir. Les ténèbres envahissaient d’abord mes yeux avant d’engloutir mon visage et tout mon corps. J’avais peur. Une peur bleue ! Je l’avoue. Alors je courrai à en perdre haleine. Réflexe à la con, je sais mais c’était comme ça. Je pris une grand inspiration en sentant la bête crépiter à l’intérieur. Elle s’agitait, susurrait des pensées obscènes et me poussait à bout. Chiottes ! Elle était plus forte que moi … A chaque fois. Ma main froide se plaqua contre ma poitrine.Tentative idiote de calmer les battements effrénés de mon pauvre esprit. La tête me tournait. Où plutôt la terre tournait autour de moi alors que je restai stoïque. Sans le moindre mouvement. Je ne calculai pas mes mouvements, et de toute façon même si je l’avais pu je n’aurai pas fait grand-chose. J’étais faible, nouvelle et complètement à l’ouest par rapport aux autres garous.

Le vent froid et le bruit des pas des passants me glaçaient le sang. Et si quelqu’un me voyait en pleine mutation ? Je m’avançai le souffle haché jusqu’au fond de la rue. Il y avait un cul de sac sombre et lointain. Pas d’échappatoire !

Le rat en moi était incontrôlable, où j’étais trop nulle pour le gérer. C’était sûrement ça puisque les autres , plus jeunes, y arrivaient à merveilles. Quoi que j’avais en moi un fragment de l’alpha. C’était pas rien ! Enfin je ne sais pas trop !

« Y a quelqu’un ? » Marmonnai-je tant bien que moi.

Ma langue commençait à gonfler dans ma bouche. Elle pendouillait presque dehors. En plus d’avoir l’air d’un monstre, j’aurai aussi l’air vaseux. Autant pour moi ! Mes incisives se mirent à pousser dans un bruit grinçant. Toutes mes autres dents étaient repoussées en arrière, étroitement serrées les unes contre les autres. C’était douloureux, mes je ne pensais qu’à l’état de ma denture parfaite. J’avais supporté 5 ans de bagues pour rien ! Mes yeux s’emplirent de larmes au fur et à mesure que mes bras s’emplissaient de poils. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? L’air me manquait. Je gémis en ouvrant grand la bouche. Fuck it up ! Je rejetai ma tête en arrière en entendant mes os craquer. C’était horrible ! Effrayant et sans issu. Le visage ensanglanté de Morgan s’imprima sur mes paupières devenues opaques. Le crevard ! Je le détestai encore plus que mes moments de transition. Tout cela était de sa faute.

Le son des pas revint encore tambouriner dans mes oreilles pointues. Quelqu’un était là. J’en avais la certitude. J’hasardai un second : « Y a quelqu’un ? » d’un ton plus rauque et plus dérangeant que ma voix habituelle. Et oui, c’était possible !

Clair de lune. L’obscurité règne de nouveau sur la ville, et seul l’astre de la nuit semble vouloir diffuser un peu de sa lumière blanche pour éclairer les pauvres représentants de la race humaine. Après tout, la lune n’est qu’un soleil dans la nuit. Et c’était un repère, mon repère. Appuyé contre un mur, les bras croisés, mes yeux se fascinaient pour le satellite. Elle les intrigue, les émerveille. En cet instant de plénitude et de rêve éveillé, je n’étais plus qu’à moitié moi-même, un peu comme pouvait l’être une cité plongée dans l’ombre. Drôle de coïncidence. Dès qu’il faisait nuit noire, je laissais la partie garou de ma personne envahir chacun de mes tissus organiques, couler dans chacune des mes veines et prendre pleine possession de mon cœur. De toute façon, c’est pas comme si ça pouvait devenir pire encore. J’étais déjà un homme froid et méchant au quotidien (du moins avec ceux que je n’apprécie pas), alors une fois rat… C’était du pareil au même. Moi et mon alter ego nous entendions plutôt bien, et d’un commun accord, nous avions décidé de coopérer dans la vie de tous les jours. Pourquoi s’évertuer, se casser la tête, s’écarteler, se tuer à résister au poison garou qui s’agitait en vous alors qu’on pouvait si simplement l’autoriser à prendre pleine possession de votre corps, et cohabiter avec lui ? Enfin, une fois réussi, c’est sûr que cela paraissait plus simple, et certains avaient du mal à y arriver.

Je me mis en route, déambulant sans but précis dans la rue. Mes pas martelaient le sol d’un claquement sec et sonore ; et me croyant seul, je me mis à siffler un air connu, les mains enfoncées dans mes poches. Enfin, mes mains, ce qu’il en restait une fois que j’étais transformé. Le physique d’un rat n’était pas des plus attrayant, pas comme les loups, qui charmaient toutes leur proies grâce à leur beauté époustouflante. Mais bon, pas de quoi en faire un fromage (haha, jeu de mot !), je ne fréquentais pas masses de monde la nuit, et séduisais encore moins. A un moment, je décidais de tourner dans une impasse. Cela me remémorait le premier homme que j’aie jamais tué. Bref, c’est au moment précis ou je pensais à mon passé que j’entendis cette voix.

« Ya quelqu’un ? »

Mon côté humour à la noix aurait eu envie de répondre « nan ya personne ! », mais je m’en abstins. Au lieu de ça, je m’approchais un peu plus, tentant de voir le visage de la personne qui m’interpellait. Je dévisageais lentement l’inconnu, pour sourire quelques secondes plus tard. Sara. Elle était plus ou moins transformée, et je savais que ça lui posait d’énormes soucis. Les femmes ont toujours du mal avec leur image… Un genre de complexe, mais bon. Elle était mignonne, et touchante, alors je lui pardonnais.

« Alors petite, on fait une virée de nuit dans la ville ? »

Je croisais les bras sur mon torse, amusé. Aux éclairs que lançaient ses yeux, on pouvait presque palper l’irritation dont elle était le réceptacle. A moi de changer tout ça, j’avais promis de l’aider…

Je frémissais de froid et de peur aussi. A quoi bon se leurrer, j’étais complètement tétanisée par le monstre qui sommeillait en moi. J’avais l’envie irrépressible de le fuir mais comment m’y prendre ? J’en avais pas la moindre idée. J’entendais mon propre cœur battre dans ma gorge puis dans mes tempes. C’était une sensation bizarre ; mon système complet partait en vrille mais je n’y pouvais rien. Je m’accroupis en tenant mes genoux, un cri à en fendre l’âme s’échappa d’entre mes lèvres gercées. J’avais le gout de mon propre sang dans la bouche. La bile me monta alors que mes vertèbres se disloquaient les unes après les autres.
La voix d’Aiden me parvint de loin mais je ne savais pas bouger et encore moins aller à sa rencontre. Mes yeux s’emplirent de larmes alors que je me tortillais contre le mur crasseux. Saleté !

« Tu es là … » Tentai-je entre deux soupirs.

J’avais mal. J’avais envie de pleurer. Mais je voulais garder la face ! Les autres garous me trouvaient déjà assez pitoyable comme ça j’avais besoin d’au moins un ami. Je plaquai mes mains contre la façade en me retournant. Mes yeux voilés d’obscurité se posèrent sur lui. Je cillai en le fixant tant bien que mal.

« Joli pas vrai ? »

Ma voix tremblante trahissait mon désarroi et mon dégoût surtout. J’étais en pleine crise d’identité et ce qui m’importait le plus c’était mon apparence. Superficiel ! Foutaise ! Je détestais mon esprit de nourrir de tels jugements. Depuis quand étais-je aussi pouffe ? Mon corps continuait ses propres modifications sans que je puisse y changer grand-chose. Alors j’essayai de faire avec du mieux que je pouvais.

« Le rat est sensé me donner plus de force. Alors que moi j’ai l’impression qu’il essaye de me briser morceau par morceau. Regarde-moi ! » Me lamentai-je en dévisageant mes griffes sombres et mes mains poilues. Ce n’était pas moi. Définitivement ! Mes jambes flageolantes arrivaient à peine à supporter mon poids. On aurait dit un agneau perdue et terrorisé. J’agitai les bras, laissant ainsi tomber mes vêtements, où du moins ce qu’il en restait. Avec ma veine, je n’avais même pas songé aux vêtements de rechange. Je détaillai la tenue d’Aiden. Au moins je pourrais compter sur sa veste. Je soupirai en rampant jusqu’à lui. Ma transformation était presque complète mais je suppose qu’il pouvait encore me reconnaitre. Du moins je l’espérais. Je levais les yeux vers lui et m’accroupit à ses épaules fermes.

« Aide-moi ! »

Humaine, Sara était une jolie jeune femme, douce et qui attachait de l’importance à son physique. Une fois rat, elle était comme… nous tous. Quelque chose de plutôt hideux à regarder, en fait. Et ça, elle le refusait. Elle mettait toute son énergie à repousser ce côté bestial qui l’habitait, avec la force que peut parfois prendre le désespoir lorsqu’il est poussé à sa limite ultime. Moi je n’avais rien contre cette laideur à mi-temps ; je me disais que tous mes semblables avaient le même souci que moi, alors je me sentais moins seul. En plus, dans la nuit, difficile de distinguer nos traits qui nous rendaient si différents aux yeux des humains. Bref, j’étais là, devant elle, alors qu’elle mutait lentement mais sûrement. Et je savais pertinemment que c’était douloureux, plus que ça même. Quiconque s’opposait au pouvoir garou s’exposait à des représailles physiques conséquentes. Appuyée contre le mur, elle se repliait sur elle-même, dans une position équivoquant une tentative de protection plus que minime. C’était inutile, je le savais. La douleur était en elle, et non à l’extérieur. Des larmes perlaient au coin de ses yeux voilés par la tristesse, gardant encore ce côté un peu enfantin qui la caractérisait d’ordinaire.

« Tu es là … »

Il n’était pas nécessaire de lui répondre, elle le savait bien. Je m’approchais lentement d’elle, un sourire désolé pendu à mes lèvres, et m’agenouillais auprès d’elle. Même le plus idiot des hommes aurait pu comprendre qu’elle n’allait pas bien en ce moment, aussi ne posais-je pas cette question stupide que chacun de nous pose alors que l’autre pleure. « ça va ?! ». Non mais, franchement, que me répondrait-elle à part « je pleure, enfoiré, ça s’voit pas assez bien ? ». Enfin, c’était le genre de réponses qui me seyaient bien, je doutais que Sara soit aussi sarcastique que moi. Elle me fixa d’un air totalement absent ; son contrôle de sa deuxième personnalité laissait encore vraiment à désirer.

« Joli pas vrai ? »

Encore une fois, à l’ironie qui pointait dans sa voix, je sus qu’il n’était pas nécessaire d’user de ma répartie. Sara était vraiment mal en point, pas besoin d’être médecin pour en juger. Et de toute façon, j’étais médecin, même si légiste. Le complexe de son image était inévitable, et il la martyrisait tous les jours, chaque fois que sa seconde nature l’emportait sur la première. Je n’étais pas un homme mauvais, et j’avais offert mon secours depuis peu à Sara. Si nous les rats, sous les ordres de Morgan, désirions un jour réunir les autres races, il fallait qu’on prouve notre vraie valeur. Et Sara était loin de prouver quoi que ce soit à quelqu’un d’autre. C’était à moi de lui montrer la voie à suivre, de la faire vivre avec ce qu’elle détestait, la faire avancer dans une direction qui lui convenait autant à elle qu’au garou en elle.


« Le rat est sensé me donner plus de force. Alors que moi j’ai l’impression qu’il essaye de me briser morceau par morceau. Regarde-moi ! »
« C’est normal. Tu t’y oppose, alors il force le passage pour se faire entendre. Tu ne peux pas éviter la mutation, alors laisse là t’emporter. Sinon ta douleur n’en sera que plus forte, toujours. »

Elle s’observait avec désolation. Elle n’était pas c’elle qu’elle voulait être, mais on ne choisit pas dans une vie ce que l’on est. Dommage. Elle se leva, fragilement, menaçant de tomber à chaque seconde. Et par l’opération du Saint-Esprit, elle tint debout devant moi, tremblant de ton son corps de rat.

« Aide-moi ! »

Soupirant, je la pris dans mes bras pour lui apporter un peu de réconfort.

« Ca va aller… Regarde, je suis comme toi. Nous vivons le même cauchemar. »

Se sentant moins seule, peut-être oublierait-elle… C’était un espoir bien maigre.

M’abandonner ? L’idée n’était pas mauvaise, sauf que je n’y arrivais pas. J’avais trop peur de ce que je pourrais découvrir en étant complètement en harmonie avec le rat. J’inspirai l’odeur d’Aiden à plein poumons. Il sentait bon, son étreinte était apaisante. Encore plus que celle de Morgan. Je me laissais aller dans ses bras. Pour une raison qui me dépassait, je lui faisais confiance. Pas d’une manière aveugle, certes, mais assez pour le croire sur parole. Je secouai doucement la tête. La bête en moi chuchotait des mots dans une langue que je ne comprenais pas, mais qui sonnait agréablement à mon oreille.

En étant un rat-garou, je pouvais aspirer à la force physique, à l’intelligence suprême et à la paix. Je pouvais rejoindre les rangs et me battre pour la liberté. Je pouvais être un bon élément si seulement je prenais le temps d’apprendre. De comprendre aussi. Je levai les yeux vers le ciel sans lune ni étoiles. Morgan m’avait sauvé la vie lors d’une nuit pareille à celle-ci : Noire et obscure. Il m’avait tiré de la torpeur de la mort pour faire de moi l’élue mais à aucun moment il n’avait pensé à s’excuser. Sans doute était-il trop fière de sa race pour voire ma souffrance. Je fermai les yeux sans me détacher du jeune homme. Nous étions pareils. Nous souffrions tous les deux. Ces mots ne m’apaisaient que trop peu. Par contre sa présence calmait mes frayeurs.

« Tu peux me rendre service ? » M’enquis-je de ma voix fluette. « Quand ce sera fini, tu me laisses pas toute nue … Hein ? »

Tiens j’arrivais à garder mon air enfantin dans une telle situation ? !

Ha !

Je souris.

Mes poils luisants gardaient la couleur dorée de mes cheveux. C’était déjà ça. Je rejetai ma tête en arrière, laissant tomber mon corps à la renverse. Mon sang brûlant me montait au cerveau. Je sentais mon esprit mariner dans mon propre poison, souffrant, suffoquant et s’abandonnant. Le rat n’était pas vilain. Il essayait de m’épargner la douleur cette fois-ci. Mais ce n’était jamais assez. Mes yeux me titillaient à force d’obscurité. Je gémis. Des spasmes de plus en plus violents agitaient mes muscles pectoraux. J’en avais le mal de mer.

« Ne pars pas. » Soufflai-je en m’éloignant légèrement de lui.

Mes lèvres ampoulées avaient un goût salé. Je ne savais pas exactement d’où ça venait mais c’était toujours mieux que l’arrière goût ferreux du sang. Mon dos se déposa sur le marbre givré mais ma fourrure me protégeait du froid. Je retins mon souffle en sentant mes vertèbres cervicales craquer. Elles allongeaient mon encolure et l’arrière de mon crâne. J’étendis mes membres en hurlant de douleur. Ma peau craquetait injectant des quantités de sang qui me semblaient phénoménales. Je me vidais là. Et si je crevais ? Mon cœur se mit à battre la chamade. La chaleur qui m’enveloppait était torride. Pire que la canicule ! Mes plaies s’ouvraient mais ne se refermaient pas. Je suppose que je n’étais pas dotée du même pouvoir de régénération que les autres. Où bien alors ma bête était sadique. Je tentai de me redresser mais une force invisible me plaqua contre le sol à nouveau. Je n’étais pas sensé bougé c’est ça ?! Le gout du sel vint de nouveau narguer ma langue. J’avalais quelques gorgées de ma propre salive avant de tomber dans une sorte de léthargie. Un peu comme une mort douce mais en étant encore vivante. Je sentais le monde autour de moi. Je sentais la présence d’Aiden aussi. Le vent froid sifflotait des chants de triomphe avant de caresser mon visage pâle. Je ne montrais aucune résistance. Où du moins j’essayais.

Au bout de quelques minutes mes yeux, injectés de sang et d’éclats ébènes, s’ouvrirent brusquement. ‘ Ressens-le jusqu’au plus profond de ton cœur. Plonge dans les abîmes de nos deux âmes. » Me disait la chose. Je me laissais aller au gré de la transformation ; mais je n’étais pas encore prête à écouter ma bête ni à fusionner avec elle. Mon sang continuait de couler en jets saccadés à l’extérieur. J’étais dans les vapes, mais je pouvais ressentir le vide s’instaurer en moi.

« Assez ! » Suppliai-je.

Un rire raisonna dans ma tête avant que la bête ne s’estompe. Elle s’évanouit en un flop audible, laissant libre cours à mon imagination. Je me demandais où elle était passé. Y avait-il un trou dans mon cœur aménagé spécialement pour le rat ? Où s’était-il incrusté dans mon cerveau ? Peut-être dans ma vessie. J’avais du mal à me retenir en ce moment ! oO

Je soupirai mon soulagement. C’était fini. Enfin, je pouvais avoir une seconde poussée d’incisives à n’importe quel moment aussi. J’étais incapable de canaliser mon énergie. Quel gâchis ! Je restai là, plantée par terre alors que mon corps retrouvait sa forme humaine. Le truc super génial, c’est que j’allais me retrouver à poil ! Je rougis à cette pensée. Heureusement pour moi Aiden respectait trop Morgan pour me toucher, où peut-être avait –il déjà quelqu’un. « Dommage ! » me surpris-je à penser. Quelle conne ! Ce qui avait commencé par un simple profit commençait à lentement m’emplir de sentiments. Je tombais dans mon propre piège, parce qu’il avait eu la décence de prendre soin de moi. C’était stupide de ma part !

C’était un spectacle horrible que de la voir muter, terrifiant mais captivant par la même occasion. Drôle de coïncidence que de la retrouver là, dans cette ruelle crevarde qui n’inspirait que méfiance. Maintenant que j’étais là, elle n’était plus seule. Conclusion aussi logique qu’évidente. Si j’avais promis de l’aider, de faire en sorte qu’elle aille mieux, je ne savais trop comment m’y prendre. Les miens m’étaient pour la plupart étrangers, alors autant dire que je n’avais pas toutes les compétences requises pour m’occuper d’elle. M’occuper de sa fragilité féminine, de ses mutations incontrôlées et dangereuses. Chaque nouvelle épreuve était un défi pour Sara, chaque nuit menaçait de faire vaincre la mort sur son corps de poupée. Tout ça n’était que psychologie. Et en matière de conseils, j’étais loin d’être le meilleur. A vrai dire, j’étais un homme solitaire qui préférait de loin un sourire tantôt ironique tantôt compréhensif à une parole. Le sourire n’était-il pas la meilleure thérapie qui soit ? Tout le monde n’était pas de mon avis. Peut-être que cette femme en détresse aurait préféré que je la berce de mes mots plutôt que de mes sourires, mais je n’étais pas celui là. Alors, me direz-vous, pourquoi avais-je accepté, et ce dès notre première rencontre, de lui porter mon soutien, de lui accorder mon attention ? Pourquoi ne l’avais-je pas redirigée vers quelqu’un de plus expérimenté, plus habitué à ce genre de choses ? Je n’en savais rien. Pour ses beaux yeux peut-être ? Pas mon genre. J’aimais les femmes, leurs regards, leurs sourires, leurs corps. Devant elles, j’étais faible, bien trop faible. Je cédais au moindre caprice, à la moindre attitude attendrissante. Hm…

Depuis quand Sara était elle des nôtres ? Depuis quand ce poison- mortel à trop forte dose-, courait-il dans ses veines ? Cela ne faisait pas longtemps, je pense. C’était évident. Je savais que c’était Morgan qui l’avait transformée, je savais qu’il l’avait désignée comme son élue. Elle ne semblait pas du même avis… Sûrement parce qu’il avait rendu sa vie humaine impossible.

« Tu peux me rendre service ? Quand ce sera fini, tu me laisses pas toute nue … Hein ? »

Je tentais un rire dans le silence de la nuit. Question idiote. Je hochais la tête, heureux de voir qu’il subsistait un brin de sa personnalité extravagante. Elle m’offrit un sourire désarmant, et je frissonnais. Le froid ? Pas que. Elle se dégagea de mon étreinte, me disant de ne pas partir. Paradoxal, puisque c’était elle qui s’éloignait de moi. Je resterais. Je ne sais pas si j’étais un homme bon, mais je ne désirais pas être mauvais. Je l’observais fixement, sans bouger, replaçant lentement les mains le long de mon corps. Suivrait-elle mon conseil ? J’espérais que cela marcherait, bien que je doutasse que Sara soit totalement prête. Elle se mit soudain à gémir, prise de spasmes continus et de plus en plus puissants. Je me crispais tout autant qu’elle, dérangé par ce que je voyais. Je me risquais à murmurer doucement son nom, inquiet. Ses os craquaient, et sa peau s’ouvrait à endroit divers tandis que des fontaines de sang en jaillissaient. Horreur, malheur. La salsa du démon ? Pire. Je ne me souvenais pas avoir autant souffert durant mes premières nuits… Je la voyais souffrir, sans pouvoir rien faire. Je paniquais silencieusement, immobile dans la ruelle, statue animée de peur. Non, impossible, je n’avais jamais peur, et je ne me souciais que de ma propre personne. Je ne pouvais pas être aussi affecté que ça.

« Assez ! »

Cela retentit comme un cri de désespoir. Allongée à terre, peu à peu, son corps abandonna les traits hirsutes pour reprendre ses contours fins de femme fluette. C’était enfin fini… Nue devant moi, je m’empressais de défaire ma veste et de la lui poser sur le corps, sans m’empêcher avant de jeter un coup d’œil. Curiosité, ou vice ? Un peu des deux sûrement. Une fois couverte par mon vêtement, je restais debout devant elle. La rue devait être rouge, mais je ne pouvais m’en apercevoir.

« Hm. Tu nous fais des trucs bizarres, petite. »

Nous avions un certain écart au niveau de l’âge, c’est vrai. Pour ça que je me permettais de l’appeler de la sorte…

" Lost and insecure.
You found me. You found me.
Lying on the floor.
Surrounded, surrounded.”
The fray _

Je restai recroquevillée sur moi-même pendant un bout de temps avant de me lever. La veste d’Aiden était un peu trop juste, mais elle suffisait à couvrir mes parties les plus intimes. Je me relevai en tentant un sourire. En vain. Mes yeux meurtris trahissaient mon malaise. Je soupirais en m’avançant vers le jeune homme. Inutile de préciser que j’avais faillit glisser dans marre de mon propre sang ! Eurk … Trop glauque ! Mes pas étaient peu assurés, pourtant je mettais tout mon cœur à paraitre naturelle. C’était trop difficile pour moi de contenir mes émotions. Mes expériences de transformation n’étaient vraiment pas une partie de plaisir. Je serrai mes manches afin de réprimer un tremblement de dégout.

« Des trucs bizarres ? » J’éclatai d’un rire enfantin. J’avais vécu tellement pire pourtant. Je fis la moue en me collant à lui. « Puis je suis pas petite. Tu pourrais me vexer ! »

Je le pris par le bras et l’entrainai avec moi jusqu’au fond de la rue, là où se trouvait une marche attenant à une sorte de cave. Je m’assis, et lui souris l’invitant à en faire de même. J’avais rejoins le clan des rats depuis un bout de temps déjà, mais je ne cessais d’agir comme une débutante. Peut-être parce que je refoulais mon coté bestial en refusant d’apprendre. J’haussai les épaules, répondant à mes propres réflexions. Aiden devait me prendre pour une folle. Et il n’aurait pas tord, j’étais une fille excentrique qui clamait son humanité alors qu’au fond … Je ne savais plus être humaine. J’étais habituée à me lamenter voilà tout.

« Aiden ? Je viens de réaliser que tu m’avais déjà vu à poil … Mais que je ne savais pas grand-chose sur toi. » Commençai-je en posant ma tête sur son épaule ferme. Je me sentais faible au point de ne pas savoir me tenir toute seule. Je devais avoir perdu trop de sang. Je gémis en sentant mes cicatrices se fermer avec lenteur.

« Tu ne parles jamais de toi. On dirait un iceberg, tellement tu es froid et distant. J’ai entendu dire que tu étais legillimens. Tu peux lire dans ma tête? » Commençai-je en riant. Je fermais les yeux en me concentrant sur mes pensées : « Il a syeuté ! Il m’a vu … Aiden le pervers ! »

Je serrai les jambes, hilare avant de percuter … S’il pouvait lire les pensées, il devrait savoir que je m’étais servis de lui. Mon sang se glaça. Ça devenait tout à coup moins drôle. Je déglutis en me faisant toute petite. Je n’étais pas très fière de moi, mais les choses avaient vraiment changé ! Je m’étais attaché à Aiden. Autre que comme à un jouet où à un escort boy. J’osais espérer qu’il ne m’en voulait pas. Je clignai des yeux, en essayant de paraitre le plus mignon possible.

« Tu le savais, pas vrai ? »

Il le savait sûrement. Alors pourquoi n’avait-il jamais rien dit ? Il était même resté avec moi pour m’aider. Je soupirais. J’étais vraiment une cruche par moment. J’aurais dû le voire venir, à force de jouer avec le feu on finit toujours par se brûler les doigts.

Je voulu chuchoter un désolée, mais ma bouche refusait de prononcer des mots aussi indignant. Ma fierté me perdra sûrement ! Mais c’était tout ce qu’il me restait. Néanmoins, je serrais un peu plus ma prise sur le jeune rat.

Mon visage redevint vite impassible, une fois que ma veste eut couvert ses parties intimes. De sorte qu’elle n’ait rien vu, rien remarqué. Doucement, Sara se releva face à moi, et je la suivis du regard, comme depuis le début. Ses yeux révélaient sa fatigue, et ses mouvements aussi. Tout en elle exprimait une lassitude des plus profondes. Moi, j’étais égal à moi-même. Froid, distant, un petit sourire rusé au coin des lèvres, les mains dans mes poches. Je ne crois pas trop m’avancer en disant que je tenais une meilleure forme physique qu’elle. Au moins, j’arrivais encore à tenir debout, et de loin.
Tout était enfin terminé, de retour à la normale. Ou presque. Disons que mise à part les flaques de sang, restes du cauchemar éveillé que venait de vivre la jeune femme, tout était comme avant. Hm… C’était pas ce que j’aie vu de plus beau dans ma vie, mais niveau surprise, j’étais servi. Je ne pensais pas que la difficulté de Sara à gérer sa mutation était si importante, si… physique. Qu’elle ressente de la douleur, c’était normal. Mais qu’elle… s’ouvre comme ça ? Ca me dépassait un peu. Je réprimais un frisson de dégout. C’était injuste, un manque de respect envers sa personne. Elle n’y pouvait pas grand-chose… Mis à part le fait qu’elle résistait inutilement, elle n’avait pas choisi d’être celle qu’elle était aujourd’hui. Personne n’avait jamais choisi, je crois. La bête en elle vous dévorait toujours une partie de votre âme, au début. Aucun ne pouvait prétendre avoir tué le poison qui nous habitait. Chacun y réagissait à sa façon, plus ou moins violemment, mais personne n’était exempt de sévices. « Des trucs bizarres ? » Elle riait maintenant, même si c’était un peu ironique je présume. « Puis je suis pas petite. Tu pourrais me vexer ! » Elle se serra contre moi en faisant une moue boudeuse plutôt mignonne, et je souris. Comme si tout ça importait maintenant… comme si sa taille avait une quelconque importance face à ce qu’elle venait de vivre, là. Sans me laisser le temps de lui répondre (non pas que j’aie prévu un monologue, mais tout de même !), elle me prit par le bras, m’entraînant à sa suite. Allons bon ; on me trainait selon ses désirs maintenant ? Déjà que j’étais aux petits soins avec elle, si en plus maintenant je me faisais trimballer par une fille qui avait presque dix ans de moins que moi… Ah, il est vrai que je me laissais aller avec les femmes mignonnes comme Sara,

Elle me fit asseoir sur les marches d’une cave qui se situait au bout de la ruelle, et posa sa tête sur mon épaule une fois assise elle aussi. « Aiden ? Je viens de réaliser que tu m’avais déjà vu à poil … Mais que je ne savais pas grand-chose sur toi. » Question habituelle, tout le monde voulait toujours en savoir plus sûr moi. J’ignorais d’ailleurs pourquoi, il n’y avait rien de bien intéressant à découvrir. Sara était fragile ; chaque mouvement semblait lui demander de gros efforts. Je ne dis rien, préférant qu’elle se repose. Mais je savais bien que la suite arrivait, que les questions en masses finiraient par tomber. « Tu ne parles jamais de toi. On dirait un iceberg, tellement tu es froid et distant. J’ai entendu dire que tu étais legillimens. Tu peux lire dans ma tête? » Oh, alors elle savait, pour mes pouvoirs. Quand elle disait iceberg, entendait-elle qu’il y avait une partie submergée cachée à la vue de tous ? C’était fort possible. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire que je sois froid ? Je l’aidais, je lui servais d’alibi pour repousser mon chef, et elle en était bien heureuse. Que voulait-elle de plus ? Je n’étais pas un homme parfait, et loin de moi l’idée de lui raconter ma vie. Les paroles, c’était bon à gâcher sa salive. Bien évidemment que je pouvais lire en elle, bien que je m’efforçais de ne pas le faire. D’ailleurs, en ce moment même, elle était en train de penser que… Mince ! Elle avait compris que je l’avais observée. Raté pour la discrétion… Tant pis, je ne voulais pas me cacher de ça. Je disais toujours que les belles choses étaient faites pour être observées. Elle riait… mais pas pour lentement. Elle finit par comprendre que je savais tout, depuis le début. Qu’elle se servait de moi, que je n’avais été un bon prétexte qu’au début. Et aussi qu’elle m’appréciait, maintenant. Plutôt drôle, non ? Pas vraiment, en fait.

« Tu le savais, pas vrai ? »
Je hochais la tête, lentement, plantant mon regard dans le sien. Elle tentait un regard mignon, et bien que réussi, je ne réussis pas à lui rendre le sourire que j’aurais bien voulu pouvoir lui rendre. Je ne l’avais pas repoussée, et elle savait bien qu’il y avait une raison à ça. Calant un peu mieux sa tête contre moi. Je l’appréciais aussi, elle le savait, même si elle ne pouvait lire dans mon esprit. C’était évident maintenant.

« Je t’en veux pas. Si cela m’as permis de te rencontrer, et de te côtoyer, tant mieux. »

Ma voix n’était qu’un murmure, mais amplifiée par la résonnance de la cave, c’était comme un fragment de musique qui sonnait dans la nuit. S’endormirait-elle ici, sur moi ? Ce serait à la fois embêtant, mais si dérangeant que ça… Mes pensées étaient bien futiles, mais qu’importe. Je n’étais pas prêt de rentrer chez moi, et je n’en avais par la même occasion aucune envie.

Aiden n’était pas une personne bavarde. Et ça ne me dérangeait pas tant que ça. J’étais assez piplette pour deux. Je me serrai légèrement contre lui, prétextant souffrir du froid. Mais ce n’était pas vrai. Je présume qu’il pouvait le lire dans ma tête. Qu’il pouvait en rire et se moquer de ma futilité, et il était en droit de le faire. Le fait est que je m’accrochais à lui, comme à ma dernière lueur d’humanité. Comme à la seule chance qui me restait afin de vaincre mes démons. Je n’avais jamais calculé les choses. Ça m’était tombé dessus, comme ça sans prévenir, et je devais avouer que c’était merveilleux d’avoir quelqu’un pour me protéger. Morgan était là, mais il m’inspirait tout autant de douleur. C’était difficile de rester à ses cotés quand son visage maculé de mon propre sang hantait mes pensées. Je ne lui pardonnais pas. Il m’avait sauvé la vie, et pourtant je lui en voulais à mort. C’était stupide et si illogique mais les sentiments étaient dénudés de raison. J’en étais la preuve vivante.

La fatigue qui chatouillait mes muscles n’était pas très importante. J’étais encore très éveillée, mais la proximité du jeune homme me faisait l’effet d’une berceuse. Je me surprenais à fermer les yeux puis à les rouvrir à la minute qui suivait. Je rougis en me tortillant. Il ne m’en voulait pas, et c’était un soulagement. Il tenait à moi, et cette pensée était suffisante pour embraser mes joues. Un rire de gamine m’échappa. Mon cœur s’affolait dans ma poitrine, m’insufflant des émotions semblable à la peur et à la terreur. C’était dingue, depuis que j’étais garou, j’avais perdu l’habitude des choses positives. Franchement, comparer la joie à de la peur ? J’étais tombé bien bas. J’haussai les épaules en me détachant doucement d’Aiden. Je lui fis face, toute sourire. Il ne répondait pas à mes interrogations et j’estimais qu’il avait le droit de garder une certaine part de mystère. Après tout cela ne faisait qu’accentuer son charme fulgurant.

« Tu es sûr que ça ne te gêne pas que j’emmerde ton Alpha ? » m’amusai-je. « Tu sais ce n’est pas quelqu’un de mauvais au fond … » Me surpris-je à avouer.

Il est vrai que je ne l’aimais pas. Il avait fait de ma vie un enfer, et encore le mot était faible. Cet idiot me prenait de haut, bon d’accord je lui rendais bien, mais il y avait quelque chose en lui de perturbant. Il m’irritait, parce qu’il m’avait sauvé la vie ? Ce n’était pas normal. Mais bon c’était comme ça. Je clignai des yeux. Aiden ne devait pas lire ma confusion. De quoi j’aurais l’air sinon. Je rigolai toute seule. C’était vraiment pas drôle de parler avec quelqu’un quand on ne pouvait pas le charrier, ni lui faire des blagues tordues. Il devait les voire venir ! Pas étonnant qu’il soit aussi crispé. Je fis une moue craquante en le toisant bizarrement du regard.

« Tu te fais jamais remballé par les femmes toi. Tu dois le lire si elles sont preneuses où pas … »
Je papillonnai des yeux d’un air débile.

« Tu peux le voire si je vais te remballer moi ? »

Bon, d’accord j’étais joueuse. Mais j’essayais de passer le cap sur ce que je venais de vivre. Mes cicatrices me picotaient encore la peau. Je les sentais même brûlante et infectées de poison. L’aura de ma bête revenait doucement à la charge mais sans pour autant être douloureuse. Je n’espérais pas pactiser avec le diable, ni arriver à une entente avec la chose … Mais je rêvais quand même d’un peu de tranquillité. Du moins pour la fin de la soirée. J’avais assez donné, et retenter l’expérience du froid et de la mutation n’était pas inscrit dans la liste des choses que j’adorais faire. Je détournai le regard un instant, comme rattrapée par ma réalité avant de me concentrer sur Aiden une seconde fois.

Je me surpris à imaginer ses premières transformations à lui. Avait-il autant souffert ? Où venait-il d’une lignée de garou ? Je n’avais jamais demandé mais je préférais m’en tenir à des suppositions. J’avais trop peur de sa réponse, sans doute parce que je m’étais juré de mépriser le sang pure chez les rats. Je ne voulais pas finir par réaliser, qu’après tout ce temps passé à ruminer ma colère, j’avais finis par me lier à l’‘ ennemi ’. Des pensées de merde emplissaient ma tête. Je bouillonnai de l’intérieur mais c’était la seule façon que j’avais trouvé afin d’apaiser ma conscience. Je savais que c’était mal. Limite raciste, mais j’avais troqué ma vie contre une haine éternelle. Bien pathétique tout ça. Je savais qu’il y avait du mal en moi. A force de rester dans le noir, j’avais fini par me laisser contaminer et ces pensées si fallacieuses et impures me pourrissaient jusqu’à la moelle. Je savais que c'était mal. Vraiment ! Mais je n'arrivais pas à me vider ni à faire la part des choses. J'étais piégée, prise au dépourvu entre le vrai amour et la solitude grisante. Devais-je faire confiance aux rats ? Où me laisser couler avec le navire ?

« Que le poète obscur persévère dans son obscurité, s'il veut trouver la lumière. »

Tout ce que je pouvais faire pour Sara, c’était lui transmettre mon expérience, et lui expliquer que s’évertuer à repousser la bête ne mènerait jamais à rien de positif. A force de s’entêter, elle finirait par un jour se tuer. Une perte dommageable, surtout pour notre Alpha, qui était plus qu’épris d’elle. Je jouais un peu les inconscients en la fréquentant de cette manière, et en acceptant de servir de repousse-morgan, mais une partie de moi s’amusait follement à s’attirer les foudres du chef. Il fallait toujours que je provoque mon supérieur, simplement pour lui prouver, me prouver que j’étais à sa hauteur, et que son rôle de leader n’était pas éternel. Le moindre pas de travers, et le sort des rats s’en retrouverait changé. Car notre race dépendait en majeure partie de lui, de moi, de notre travail vers l’idéal de paix. Il était exclu que nous échouions, car notre plan, notre œuvre était sans faille. Sara semait de temps à autres la discorde entre lui et moi. Jouant avec son cœur, elle le faisait enrager. Pourquoi le repoussait-elle ? Ne lui avait-elle pas sauvé la vie ? Elle était juste une jeune garou qui ne reconnaissait pas l’autorité de l’alpha, et ne voyait pas les responsabilités qu’elle viendrait à prendre. Elle se moquait éperdument de tout ce qui faisait notre seconde vie, notre monde nocturne. Rejet de son second soi, enfermement dans la vie humaine. Moi qui avait toujours été rat, je ne comprenais pas qu’on puisse s’attacher à une vie aussi dénuée d’intérêt que l’était une vie humaine.

Après cette transformation qui aurait pu être plus réussie, Sara retrouva bien vite son côté enjoué. Elle venait de comprendre que j’avais toujours pu lire dans ses pensées, et que dès le début, j’avais su pourquoi elle me tournait autour. Cela avait quelque peu changé, depuis, mais le fait est que malgré le fait qu’elle se joue autant de Morgan que de moi, je l’avais acceptée. C’était une femme en besoin de soutien, de reconnaissance, et de repères. Pouvais-je lui apporter ce dont elle avait besoin pour devenir un garou puissant, ou du moins contrôlé ? Je n’avais pas de réponse à cette question, mais je faisais tout pour. Juste parce qu’elle était mignonne ? Que voulez-vous, je ne sais pas résister aux femmes qui ont du charme. Même si je ne disais pas grand-chose, elle devait bien se douter de ce que je pensais d’elle. Les personnes du sexe féminin étaient tout sauf dupe de l’effet qu’elles pouvaient provoquer sur le sexe opposé. Sara rougit et rit gaiement face à cette constatation. Je fermais les yeux pour mieux l’écouter, rêveur. Les morts que j’auscultais chaque jour ne produisaient aucun son, et ce rire cristallin était comme une lumière dans l’obscurité. « Tu es sûr que ça ne te gêne pas que j’emmerde ton Alpha ? Tu sais ce n’est pas quelqu’un de mauvais au fond … »

Tiens donc, elle se préoccupait de mon avis maintenant ? Bien évidemment qu’il n’était pas mauvais ! Sinon, pourquoi dévouerait-il sa vie pour une cause que tout le monde pensait perdue d’avance ? Je l’admirais, et c’est pourquoi je faisais de même. « Que veux-tu que ça me fasse. C’est vos histoires. Tant qu’il n’oublie pas qu’il à un monde à sauver… » Je souriais. J’imaginais aisément les heures perdues à penser à celle qu’il aimait, à celle sur qui il avait jeté son dévolu sans parvenir à la séduire. Il nageait dans l’obscur, l’incompréhension la plus totale, et quelque part, ça me réjouissait de savoir qu’elle n’était pas à lui. Pourquoi ? Mieux ne valait pas se poser la question. « Tu te fais jamais remballé par les femmes toi. Tu dois le lire si elles sont preneuses où pas … » Je rouvris les yeux, surpris, et observai l’expression boudeuse de son visage, son air intrigué. Sa réflexion n’était pas des plus stupides, mais si j’aimais les femmes, je préférais les contempler et détailler plutôt que de les séduire. Je n’avais rien d’un Don Juan. « Tu peux le voire si je vais te remballer moi ? »

Je ne pus m’empêcher de rire doucement. « Pour me remballer, il faudrait déjà que je te fasse des avances. » Aiden, ou l’art et la manière d’esquiver une question un peu gênante. Les moues, les attitudes craquantes de Sara m’obligeaient à me contrôler pour garder ma froideur, ne pas sourire à tout bout de champ. Mais, d’une certaine manière, j’étais incapable de lui avouer. Et avant d’être certain de ce que je pouvais bien ressentir, je n’étais pas sûr de vouloir devenir le rival de Morgan. Car cela voudrait dire la fin de notre projet. Je pris néanmoins sa main dans la mienne, comme l’aurait fait n’importe quel protecteur avenant. Elle semblait souffrir encore, et je ne m’en étonnais pas. Je la laissais penser et imaginer mes premières transformations sans rien ajouter, songeur moi aussi.

La joie.

Je la sentais partout autour de moi. Mon esprit vacillait, changeant de bords toute les secondes mais à aucun moment il ne sombrait dans l’obscurité. Peut-être étais-je en plein rêve ! C’était une possibilité. En tout cas je ne voulais quitter pour rien au monde la quiétude qu’Aiden m’inspirait. Il était l’opposé de Morgan et pourtant ils étaient si semblables sur certains points. Je me laissais submerger par le vide. Mon cœur battait dans un énorme carton. Le monde me semblait différent, et j’avais beau savoir que je déraillais … Je voulais me relever à nouveau. Je voulais que ces blessures qui m’écorchaient la peau disparaissent une bonne fois pour toute. Mon cœur tremblait mais je n’étais pas seule. Aiden était là. La distance qui nous séparait était inexistence, et pourtant je voulais m’approcher encore plus de lui. Il était mon salut, le calme après la tempête qui avait terrassé mon âme éplorée. Toutes les questions que je me posais trouvaient des réponses au bout de ses lèvres. Je lui souris de toutes mes dents. Savait-il ce que je ressentais ? D’où me venaient ces flots si plaisants ?

Il y avait de la sensualité dans l’air, une sorte d’allégresse cosmique. Elle me prenait au dépourvu, m’agitait dans tous les sens, mais au final je me laissais aller. Je m’abandonnais pour quelques secondes de bien être.

« Tu es stupide… » Soufflai-je, plus pour moi-même.

Je détestais les rats, en fait j’avais du mal avec tous les rongeurs de la planète. Ces êtres étaient maléfiques, hideux et sans aucune once d’humanité. Je voulais qu’ils disparaissent et pourtant, je me tenais là … Lovée contre mon ennemi juré. Je papillonnai des yeux. Mes sentiments me dépassaient, je ne comprenais plus rien. La chaleur de ma bête réchauffait peu à peu mes muscles engourdis. J’étais confuse, et j’étais un peu prêt sûr qu’il pouvait le lire sur mon visage. Pas besoin de don spécial ! J’émis un rire enfantin. Je n’avais pas arrêté depuis que nous nous étions isolés, mais ça me faisait du bien de lancer mes répliques idiotes. Je levai les yeux vers le ciel. Les étoiles étaient si petites, et pourtant j’arrivais à apercevoir leur scintillement. Je souris en séchant les dernières larmes qui perlaient au coin de mes yeux chocolat. Je ne voulais plus pleurer. Quel genre de disciple ferait ça en face de son mentor ? Je clignai des yeux en regardant Aiden.

« Le monde à sauver ? » J’éclatai de rire. « C’est une vision très spéciale. Même pour un quelqu’un d’aussi bon que lui … »

Je n’aimais pas Morgan. Il manquait de tact, de bon sens et il avait peiné à prendre soin de moi. Alors comment pouvait-il gérer la nation ? Je me permettais de douter de ces capacités, parce que c’était plus facile de cette façon. Je me refusais une quelconque sympathie envers son personnage suffisant et pète-cul. De toute façon je n’avais jamais été attirée par les chefs de bandes ! Mon cœur rata un battement. Je me voilais la face …

Il rit doucement. Ma question avait-elle l’air si débile à ces yeux ? Il se trompait ! Je la trouvais très profonde moi ! Je le suivis dans son délire. Sa bonne humeur, bien que si peu palpable était contagieuse. Je serrai la bouche en pinçant les pommettes.

« Comment peux-tu ne pas faire d’avances à une si jolie chose. » Je rigolai en tapotant doucement son bras. « Tu sais parler aux filles hein ? C’est fou. Je te voyais plus dans le style coureur de jupons … »

J’apprenais à le connaître.

Il s’enfermait dans un monde que j’étais curieuse de découvrir, un peu comme tout le monde d’ailleurs. Je savais que le jeune homme avait ses fans parmi les rats. J’arquai un sourcil à cette pensée. J’étais de nature possessive, même avec mes parents. Alors c’était normal de vouloir garder mon seul ami pour moi toute seule, non? C’était normal ! Je ne me faisais pas de raison. Aiden effleura ma main, interrompant mon monologue interne. Il me touchait, et ce geste bien que naturel m’avait paru si inapproprié. Je baissai les yeux. Ma bouche se faisait sèche de mots. Je ne le regardais pas, mais j’imaginais bien son visage impassible. Il gardait toujours cette même expression désinvolte de toute façon. Pourquoi les choses devraient-elle changer ? Je déglutis. Il connaissait toutes mes pensées. Il pouvait sentir mes souffrances avant même que je n’ouvre la bouche. La délicatesse dont il faisait part à mon égard me laissait perplexe. Je me sentais tout à coup pathétique et si faible. Je n’étais rien et il y avait fort à parier que j’aurais besoin d’un protecteur à vie. Je me crispai. Alors pourquoi ne lâchais-je toujours pas sa main ? Je le poussai légèrement, joueuse.

« Je n’aime pas quand tu fais le sentimental. C’est effrayant ! Mon cœur bat trop fort ! » Scandai-je en sentant mon rythme cardiaque s’accélérer.

Une voix dans ma tête me soufflait de partir, de fuir ces émotions grandissantes. Et pour une fois, ce n’était pas le rat !

Ahhh … Je me laissai à nouveau tomber au sol.

Dans cette montée d’allégresse, tout n’était plus qu’exaltation.
La nuit se voyait baignée de la béatitude de Sara, dans cette vague d’émotions positives.
Emotions positives que je lui avais insufflées avec mon calme à toute épreuve, avec mes sourires minimalistes, mes attentions réduites et désuètes. Je lui accordais des regards entendus ; je veillais sur elle, quoiqu’il advienne, jusqu’à ce qu’elle contrôle le rat. Morgan l’avait fait intégrer son clan, notre clan, de manière inconsciente. De par mon âge, j’étais un peu plus expérimenté que mon alpha avec les femmes, et lui offrir le pouvoir sans manières n’était pas une façon d’agir. Ne pouvait-il pas se douter qu’il lui était difficile d’intégrer sa nouvelle identité ? Etre garou changeait votre vie, et Sara était perdue, dans un monde sans repères. Il lui fallait du temps avant qu’elle ne se forge un tempérament adapté à son garou, avant qu’elle ne puisse réellement partager sa vie avec lui, se conformer à ses besoins, ses attitudes. Je n’avais que 28 ans, mais j’étais rat depuis des années, et Morgan manquait de sagesse, de contrôle de soi. Bien qu’il soit un homme déterminé, il ne pouvait s’approprier cette femme sans s’attirer ses foudres. Après tout, elle ne lui avait jamais rien demandé. Je souriais avec ce flegmatisme qui m’était propre, tandis que la femme – qui paraissait à une petite fille face à moi-, que je protégeais paternellement (c’est ce dont je tentais de me convaincre), se laissait submerger par une douce euphorie. Malgré mon côté froid et mon expressivité quasi nulle, Sara réussissait à lire en moi comme dans un livre ouvert. Mes émotions transparaissaient comme si j’avais été l’homme le plus énergique au monde. Peu de gens pouvaient me comprendre, et j’étais satisfait qu’elle le puisse. Elle parlait, et j’écoutais ; c’était une complémentarité qui semblait lui convenir.

« Tu es stupide… »
Je souriais de plus belle, l’observant se parler à soi-même. Pour moi, c’était dénué de tout sens ; j’entendais clairement la moindre de ses pensées, alors avant même qu’elle ne prononce ces mots, ils s’étaient reflétés dans son esprit. Parfois, j’aurais voulu ne pas pouvoir tout deviner à l’avance, et m’embêter à déchiffrer les expressions de son visage, comme n’importe quel humain. Tant pis. Je la laissais se reposer contre moi, reprendre des forces après sa mutation éprouvante. Elle levait la tête, intriguée par des émotions contradictoires qui naissaient dans son cœur. Je pouvais sentir à tout moment cette haine qu’elle nourrissait pour les rats, et pourtant, elle ne comprenait pas comment elle pouvait se tenir là, tout contre moi. Je ne me vexais pas pour si peu. Je savais qu’il viendrait un jour où ce sentiment là aurait disparu. « Le monde à sauver ? C’est une vision très spéciale. Même pour un quelqu’un d’aussi bon que lui … » Son rire fusa. Quelque part, elle se moquait aussi de moi à travers lui, mais Sara était l’expression même de la rébellion, de la désobéissance adolescente ; elle se refusait tout simplement à accepter celle qu’elle était, et en conséquence, elle jugeait négativement tout ce à quoi elle était confrontée. Elle finirait par avouer que l’idéal de Morgan était le meilleur, j’en étais persuadé. C’est moi-même qui l’amènerait à penser, agir comme nous tous. Je ne la protégeais pas par nécessité, pas parce que Morgan me l’avait demandé, mais pas pure envie, bien que je me refuse à l’avouer. Elle était MA protégée, et j’étais convaincu que personne ne lui apprendrait mieux que moi à vivre avec son rat. Prétentieux de ma part, mais c’était le lot de mon égocentrisme.

« Comment peux-tu ne pas faire d’avances à une si jolie chose. Tu sais parler aux filles hein ? C’est fou. Je te voyais plus dans le style coureur de jupons … » Sa main tapota mon bras, et rieuse, je voyais bien qu’elle se moquait de moi. Je lui fis un clin d’œil malicieux, qui signifiait « peut-être bien ». A partir du moment où ma main étreignit la sienne délicatement, je sentis qu’elle fut déboussolée. En un sens, je m’y attendais. Je n’étais pas un homme affectif. Elle ne comprenait pas, pas du tout, bien qu’il n’y ait rien à comprendre. Ne se sentait-elle pas rassurée ? Je me mordis la lèvre. Peut-être n’aurais-je pas dû. Elle me poussa doucement, pour rire. « Je n’aime pas quand tu fais le sentimental. C’est effrayant ! Mon cœur bat trop fort ! » Je souriais tout de même ; c’était une façon bien étonnante de se protéger des émotions que j’avais suscité. « N’avais-tu pas demandé des avances ? ». Je riais, évidemment, bien qu’à moitié. Les battements cardiaques de Sara s’excitaient dans sa poitrine de manière bien étrange, et dans un réflexe, je la retenais avant qu’elle ne tombe à nouveau. Décidément, c’était une soirée animée. Je lui adressais un sourire rassurant.

C’était plus que de la simple protection.
Mais je n’étais pas prêt de l’avouer.
Autant admettre tout de suite que je m’entichais de filles aussi jeunes.
Et que j’étais fou au point de m’attirer les foudres de Morgan.
Quel imbécile j’étais.
Zut.

Il avait 10 ans de plus que moi.

L’écart d’âge qui nous séparait n’était pas des moindres et pourtant je me sentais si proche de lui. Aiden n’était pas un simple rat. Sûrement pas. Il me soufflait des sentiments inconnus dont la légèreté et la douceur m’obsédaient. Je me laissais un peu trop aller. Je me rebiffai en me repositionnant. Cette amitié était malsaine, je pouvais facilement créer la discorde entre l’Alpha et son plus fidèle allier. Avec le recul, je mesurais parfaitement l’ampleur des sentiments que me portait Morgan. Mais je ne savais pas lui rendre la pareille. Je ne voulais pas de ce pouvoir abusif, de ces transformations fracassantes ou de ces ordres mesquins qu’il proliférait à l’égard du monde. Je clignai des yeux. Je pensais un peu trop à lui, pour quelqu’un de si insignifiant. Je souris. J’étais bête, et la présence parasite du rat n’avait pas changé certains traits de mon caractère. A croire que ma débilité était increvable !

Mon cœur se calmait peu à peu, comme mes douleurs s’estompaient avec le temps. J’espérais apprendre à cohabiter avec les garous même si au fond de moi je ne le voulais pas. Je m’obstinais à espérer un miracle. J’espérais crédulement me réveiller un jour sur lit à baldaquin de mon enfance. L’odeur alléchante des pancakes fait maisons que ma mère avait l’habitude de me préparer emplissaient mes narines comme un doux songe. Trop réel pour que je puisse l’oublier, mais assez lointain pour que je ne puisse jamais le saisir de mes deux mains. Le rire jovial de mon père me manquait et ses coups de gueule enfantins et injustifiés aussi. Je déglutis … Mon cœur se serra. Je les avais quittés pour les protéger. C’était la meilleure solution après ce qui m’était arrivé. Habituellement, je n’étais vraiment pas le genre de personne à faire des sacrifices. J’étais mauvaise et égoïste. Il y avait une partie sombre que j’essayais de camoufler derrières mes faux airs de gamines. Quelle crâneuse ! Je crois bien que j’essayais d’impressionner Aiden en falsifiant mes pensées. J’éclatai de rire. J’étais trop bête pour élaborer des plans diaboliques anyway!

En parlant de plan diabolique … Cet idiot avait simulé des avances ? Rhoo …

« Tu m’as eu ? Tu m’as eu ? C’est ça ? »

Chiottes ! Je changeai l’expression de mon visage afin d’avoir l’air un peu plus outrée. Tout était une question de gestuel dans la communication ! Je levai théâtralement les mains au ciel.

« Honte à moi ! » Commençai-je solennellement. « Maintenant que tu as la certitude que je ne te remballerais pas, tu devrais au moins me faire un super câlin pour me consoler. Mais pas maintenant. Je le réserve. Un jour, quand tu t’y attendras le moins je crierais CALIN, et tu devras m’obéir !»

Je tirai la tronche quelques secondes avant de plonger mon regard chocolat dans le sien. Je savais être intense moi aussi quand je le voulais. Non, en fait c’était faux. Mes yeux s’écarquillèrent tout à coup. Je voulais le mettre mal à l’aise et voilà que j’étais prise dans mon propre délire. J’émis un rire gêné en m’éloignant légèrement de lui. Mes cicatrices n’étaient plus que des brèches qui ornaient ma peau translucide. Je me plaisais à les contempler comme des blessures de guerres. Mon rat gesticula dans ma tête mon rappelant sa présence insalubre. Être garou était une maladie incurable. Mes chances de redevenir humaine étaient vraiment inexistence, et je devais avouer qu’au fond de moi je doutais de mes capacités de réadaptations aux normes humaines. En devenant un monstre j’avais appris à exorciser mes douleurs d’une façon étrange. Mes démons étaient mes meilleurs alliés car ils me permettaient, d’une certaine façon, de rester dépendante à certaines choses. A certaines personnes qui comptait un peu trop désormais. Je passai ma langue sur mes lèvres sèches afin de les humidifier un peu. Le gout du sang n’avait pas complètement disparu de ma bouche, je sentais encore les vestiges du fer se frotter contre mes papilles gustatives. C’était une sorte de rappel à l’ordre. L’once d’amertume qui rendait la vie plus agréable et moins monotone. Je n’étais pas encore prête à faire des compromis avec la bête. Les plans de Morgan et ses aspirations ne me concernaient pas plus que ça. Mais je voulais faire un petit effort … C’était toujours mieux que de crever de douleur. Je n’étais pas une petite nature, j’en avais juste un peu marre. Je soufflai sur me doigts d’un air rêveur. Je savais qu’Aiden ne parlerait pas. Il se plaisait dans le silence quand il s’imposait entre nous. Je lui faisais grâce des mots pour quelques minutes avant de retenter une autre de mes tirades sans intérêt. Entre temps je le regardai au coin. Je n’étais pas assez discrète pour passer inaperçu, mais être à découvert ne me dérangeait pas tant que ça.

Je regardais son monde de loin sans parvenir à y entrer.

J’étais une intruse parmi tant d’autres.

Je m’effondrais en secret afin qu’il puisse mieux m’aider.

Une part de moi, la plus futile et la plus stupide qui soit, ne voulait jamais guérir.

Je ne voulais jamais perdre ma dépendance envers lui.

Je souris, médusée par ma propre bêtise. Il y avait des jours comme ça, où je me demandais vraiment si ça tournait rond là dedans.

Il arrive parfois qu’on s’écarte de toute vérité, volontairement. Se convaincre d’un mensonge pour ne pas avoir à accepter ce qui nous faisait peur. La facilité ; c’était une voie qu’on empruntait généralement, même si l’on savait qu’au bout c’était sans issue. Qu’à un moment donné il faudrait rebrousser chemin pour avouer ce que l’on ressentait vraiment. Mais j’étais loin de parvenir au bout du chemin, je préférais me leurrer sur un sentier qui m’était connu plutôt que de m’aventurer en dehors des pistes toutes tracées. Donc, Sara n’était que ma protégée. Une jeune femme mignonne qui aurait pu paraître à une petite sœur de par son âge si écarté du mien. C’était, ou plutôt, cela devait être ainsi. Elle ne pouvait être rien de plus. Moi, tomber amoureux de cette adolescente qui n’en faisait qu’à sa tête ? Moi, me laisser attendrir par une bouille émouvante ? Moi, bras droit de l’alpha, me faire entraîner par celle qui refusait toute autorité ? Sara ne semblait pas se rendre compte quelle chance elle possédait d’avoir touché et le cœur de Morgan et le mien. De par son comportement, il ne faisait aucun doute que dans d’autres circonstances elles auraient été écarté depuis longtemps, balayée d’un simple revers de la main pour que le clan soit en parfaite harmonie.
Mais non, elle était sous protection, avec un traitement de faveur en prime, puisque Morgan avait jeté son dévolu sur elle. Je grinçais des dents. J’imagine que le jour où l’alpha apprendrait tout ce que j’avais fait pour sa favorite, il me réserverait tout autre chose. Souffrance.
Et nous avions pourtant encore tant de choses à accomplir.
Ensembles.

Je la laissais se plonger dans des souvenirs lointain sans oser une remarque, lui permettais de penser à son passé, ce qu’elle avait choisi de laisser derrière elle en devenant un rat-garou malgré elle, sans rien dire, silencieux au possible. Peut-être étais-ce qui la satisfaisait le plus chez moi. Car bien que j’entende toute ses pensées, je ne me permettais jamais une réflexion. J’écoutais, attentif, enregistrais le moindre détail personnel, sans jamais rien lui demander. Je sentis sa tristesse monter en la mémoire de ses parents qu’elle avait abandonné, et je me mordais la lèvre. Si cela pouvait la rassurer, j’étais moi-même seul. C’était différent, parce que mes parents avaient été assassinés, et je savais que je ne les reverrais jamais. Alors qu’elle, elle les avait abandonnés consciemment. Elle avait le choix ; à tout moment, elle pouvait décider de faire marche arrière.
Un rire, de nouveau. Comme pour trancher avec le reste, mettre fin à sa nostalgie. Je comprenais, peut-être plus que n’importe qui d’autre.

« Tu m’as eu ? Tu m’as eu ? C’est ça ? »

Je souris, pour ensuite éclater de rire lorsqu’elle joua les filles révoltées. Comme si mon comportement pouvant la scandaliser à ce point. Mais quelle comédienne !

« Honte à moi ! Maintenant que tu as la certitude que je ne te remballerais pas, tu devrais au moins me faire un super câlin pour me consoler. Mais pas maintenant. Je le réserve. Un jour, quand tu t’y attendras le moins je crierais CALIN, et tu devras m’obéir ! »

Je souriais en coin, en hochant la tête, pour rire. Allons donc, je n’étais pas à ses ordres…. Non ? Pourtant, au fond, je savais que si ce jour là arriverait, je l’enlacerai immédiatement. Ce serait plus fort que moi. Sara essayait de jouer avec moi, mes émotions. J’observais ses yeux se planter dans les miens sans ciller, souriant. Puis elle les ouvrit grand, stupéfaite, visiblement déstabilisée. Entendant son rire gêné, je retenais une moquerie. Elle s’écarta de moi et fit quelques pas dans l’obscurité. Je me levais des marches, en la regardant de dos, intrigué. Qu’avait-elle ? Mes yeux bruns glissèrent sur dos pour tomber sur ses jambes gracieuses. Mes paupières se fermèrent lentement, tentant d’imprimer cette image dans mon esprit.
Silence, réparateur.
Il l’était pour moi du moins. Le silence exprimait tant de choses différentes. A ce moment, il était bien-être, un feu invisible qui brûlait dans mon cœur rongé par la solitude. J’écoutais ses ressentis avec attention, sans même un sourire. Ainsi, elle aurait voulu que je la protège éternellement, que je l’aide constamment. Si seulement elle savait…

« Je serais toujours là » soufflais-je de ma voix de ténor.
Il fallait qu’elle le sache.
Je ne l’abandonnerai pas.
Je n’en avais aucune envie.
Je trouverais bien un prétexte pour la revoir.
Quand elle serait enfin prête.
Mais dieu merci, il nous, me restait du temps

Sa promesse raisonnait dans ma tête comme un chant d’espoir. Le dernier de tous. Je souris malgré moi avant d’hausser les épaules. Il entendait chaque éternuement de mon esprit, Aiden était sans cesse présent dans mes pensées. Et j’avais bien peur que cela n’ait rien à voire avec son don de legilimencie . Je déglutis en faisant volte face. Le vent froid qui flottait autour de nous caressait ma peau nue et écorchée mais je sentais à peine son contact. Je souris au jeune homme de loin, sans oser m’approcher de lui. Nous dépassions certaines limites en étant aussi proches. Je m’écartais de la vérité aussi volontairement que lui. Nous étions sur la même longueur d’onde jusqu’au bout. Un éclat de rire enfantin m’échappa. Je me laissais aller à mes réflexions avec légèreté. Je souriais, grimaçais puis je riais telle une enfant blasée et incomprise. Je n’avais pas honte de mes faiblesses, je les vivais avec courage et résignation.

Je serais toujours là …

Ces mots ne me quittaient plus. Ils me réchauffaient le cœur, un peu trop d’ailleurs. Je fixai un point invisible derrière lui afin d’éviter de lui faire face. Son regard chocolat avait ce genre d’effet sur moi, déstabilisant, troublant et en un certain sens ça me faisait vraiment peur. Je n’étais pas une fille de cœur, je n’aimais pas me laisser aller à mes émotions et pourtant ces éclats de rires qui fusaient, ces sourires que je ne cessais de dessiner sur mon visage … Tout cela était la preuve que j’étais incapable de froideur à son égard. Je ne devais pas être assez intelligente pour me contrôler. C’était sûrement la raison pour laquelle le rat avait sans cesse le dessus sur ma personne.

Je m’avançais dans le noir, laissant les ténèbres engloutir ma silhouette chétive.

« Tu seras là pour toujours ?! Tu ne crois vraiment pas en mes capacités, dis donc. » Raillai-je.

C’était toujours plus facile de tourner le dos à la vérité. Je ne voulais pas avouer que j’étais prête à me laisser complètement dévorer par la bête afin de demeurer la protégée faiblarde et insouciante. Je me serrais contre sa veste en cuir en frottant mes jambes nues l’une contre l’autre. Elle sentait bon. Elle sentait exactement comme lui. Je me surpris à imaginer son étreinte invisible, mes lèvres tremblaient de ce mot qui pourrait réaliser mon vœu mais je refusais de le prononcer. Je ne le prononcerais sûrement jamais.

Calin ...

La nuit était devenue tout à coup calme. Je n’avais plus envie de parler, j’apprenais lentement à me noyer dans le silence salvateur moi aussi. Au fond les mots n’avaient pas réellement de sens puisque je le comprenais sans efforts. Je souris au coin. Je me sentais si seule, alors qu’il y avait deux âmes en moi. La dualité me crevait lentement. Je tendis ma main vers Aiden. Etait-il le temps pour nous de rentrer ? Cela me semblait être plus correct mais je n’en avais pas la moindre envie. Tu m’entends Aiden, ne partons pas.

Ne partons pas …

L’heure tournait. J’entendais les tac-tac de l’aiguille me rappeler à l’ordre. Je savais que je finirais tôt où tard avec Morgan. Je ne pourrais pas lutter contre l’autorité suprême à tout jamais de toute façon. Il fallait bien que j’obéisse un jour, même si l’idée me répugnait au plus au point pour le moment. Je soupirai afin de penser à autre chose. Je n’aimais pas planifier ma vie de la sorte. C’était plus facile de me laisser emporter par les vents et marées, et croyez-moi ces saloperies m’emmenaient loin !

« On devrait regarder le soleil se lever. On pourrez nous voire rentrer ensemble, et tu connais les rats. C’est des vilains. » Rigolai-je.

Je m’en foutais d’être vu.

Je ne voulais juste pas partir, ni quitter notre petit coin paisible et silencieux.

Nous étions bien. Ici, et maintenant.

Fou, voilà ce que j’étais. Un sombre idiot qui se laissait emporter par la seule once de bonheur qui luisait en lui depuis des années. Cette source de lumière, c’était bien évidemment Sara. Elle était une des rares personnes qui réussissaient à me faire rire, ou bien sourire constamment. Etonnant, pour la simple fille de dix-neuf ans qu’elle était, ce bout de femme qui n’acceptait personne, qui rejetait tout ce qu’on lui offrait. Étais-je de ceux qui étaient attirés par les filles à problèmes, le danger ? C’était une question qui valait réflexion. Parce que danger il y avait ; Morgan, voire même le clan tout entier. Elle était sous sa tutelle.
Moi pas.
J’étais le rat solitaire, celui que personne ne connaissait, celui qui se cachait du regard des autres pour travailler de manière plus efficace, celui que l’alpha appréciait pour sa dévotion. Mais je n’étais pas certain que cette manière de m’apprécier cautionne mes actes insensés. A jouer ainsi avec le feu, ne finirait-je pas par me brûler un jour ? Mais ce feu là dansait de façon tellement éblouissante, ce feu là était d’une couleur si fascinante… Mon regard s’émerveillait. Pour l’instant, j’étais à distance, et je ne ressentais que cette chaleur de loin. Je me disais que Morgan comprendrait, que je ne venais qu’en aide à sa préférée pour qu’elle lui obéisse mieux, que j’allais dans son sens, que je n’empiétais en rien sur son territoire. Mais ce n’était que des foutus mensonges, auxquels je voulais croire. Bon sang ! Je n’arrivais même pas à me persuader moi-même.

Le rat me sifflait des horribles choses, se moquait de moi à en perdre haleine. Je l’entendais s’esclaffer dans mon esprit, avec sa voix persifflante. Les sentiments n’étaient pas à sa portée, et plus pour mon amour-propre que pour avoir raison, je lui rétorquais silencieusement que l’insensible est l’homme le plus stupide au monde. Malheureusement, la bête n’était pas homme, et toutes ces choses étaient futiles pour elle. Insensible, je ne l’étais pas. Je feignais de l’être, en ça résidait toute la différence. Une douce brise s’attarda sur ma peau blanche ; je fermais à nouveau les yeux, appréciant la sensation du souffle qui me caressait, m’enveloppant de son volupté de fraîcheur. Illusion de bien-être. Mon moi intérieur nageait en pleine confusion, se débattait pour rester à la surface. Les sentiments étaient une chose bien trop étrangère à mon cœur pour que je les comprenne, et encore moins pour que je les maîtrise. Ce n’était qu’un moment de faiblesse ; la minute plus tard, je redeviendrais le Aiden distant qu’elle connaissait. Cette réplique affective ne pouvait m’appartenir, je l’avais dis… inconsciemment. Ce que j’avais dis impliquaient des choses bien trop importantes. Cela impliquait que je tenais à elle plus que je ne voulais bien l’admettre, et que je risquais de me faire tuer vivant par Morgan.

Sara était tout aussi perturbée que moi ; son esprit voguait entre sourires et contrôle de soi, comme si elle ne voulait rien laisser transparaître alors que je pouvais tout deviner. Je ne pus m’empêcher de sourire. Son comportement était des plus amusants, comme toujours. Son regard se perdait dans le vague, pour ne pas avoir à supporter le mien. Et pourtant, je fixais délibérément ses yeux. Elle avança. « Tu seras là pour toujours ?! Tu ne crois vraiment pas en mes capacités, dis donc. »

Je souriais en coin, hésitant entre moquerie et silence. Comme souvent. Finalement, le silence me convint. Sa main se tendit vers moi, et je l’attrapais tout doucement, de peur de la serrer trop fort. Son esprit me soufflait de rester, mais c’était inutile. J’avais tout autant envie de rester ancré ici qu’elle. Sauf que le danger approchait. Plus les minutes avançaient, et plus il se faisait risqué pour nous de rester ensemble « On devrait regarder le soleil se lever. On pourrait nous voir rentrer ensemble, et tu connais les rats. C’est des vilains. » Bonne idée, admis-je intérieurement, et je hochais la tête. Je m’approchais d’elle, et me postais à ses côtés, noyant mes yeux marron dans l’infinité obscure du ciel. Bientôt, un dégradé de teintes bleutées viendrait remplacer la pénombre, accompagné du rouge-orangé caractéristique de l’aube. J’étais rêveur, pensant qu’un jour, je pourrais regarder ce ciel sans avoir à me dire que je serais seul le restant de mes jours. J’enfonçais mes mains dans mes poches, luttant contre le froid, luttant contre l’envie irrépressible de prendre Sara dans mes bras. Souriant soudain, je me tournais vers elle

« Et moi, je suis un vilain rat ? »

Il était 4h du matin et nous étions encore réveillés. La lune n’était plus que des fins rayons lumineux qui se déposaient suavement sur ma peau, la rendant encore plus pâle qu’elle ne l’était déjà. Je ramenai mes cheveux en arrière en soupirant. Je devais vraiment avoir mauvaise mine après tous les rebondissements inattendus de cette soirée. Mais ce n’était pas grave, la présence d’Aiden à mes côtés me rendait plus forte. Je regardais devant moi, laissant la nuit envelopper mes yeux meurtris. Il n’y avait pas de place pour les faibles dans une ville telle que Manhattan, mais je me plaisais de plus en plus dans ma souffrance. Je m’étais trouvé une raison de souffrir, et dans ma tête elle était assez convaincante et raisonnable. Stupide, pas vrai ? Je n’étais pas spécialement farouche même si je dépassais sans cesse les limites. En fait je n’avais pas vraiment peur d’être puni, où d’être bannie du clan. Je me surpris à penser quel était le traitement réservé aux « traitres », Morgan serait-il capable de tuer ? Pour si peu ? Je me permettais d’en douter. Je n’aimais pas particulier l’alpha, je le détestais plus que tout. La colère et la douleur qu’il m’inspirait étaient insupportables, et pourtant j’étais obligée d’admettre que ce n’était pas quelqu’un de mauvais. Peut-être même serait-il compréhensif. Une minute ? Pourquoi serions-nous punis ? Nous ne faisions rien de mal ! Je fis la moue en poussant la réflexion un peu plus loin … Oui, il ne se passait rien d’extraordinaire entre nous !
God, je fournissais tellement d’efforts pour leurrer mon esprit que s’en était pathétique !

Un soupir m’échappa.

« Tu n’es pas vilain parce que de toute façon tu n’es pas un rat. Tu es un iceberg.»

Je me mordis la lèvre en le bousculant légèrement, joueuse. Mon cœur quémandait son plaisir en premier, mes moqueries au sujet des rongeurs allaient devoir attendre il me semble. Le ciel commençait peu à peu à se teinter de couleurs rougeoyantes. Mon souffle saccadé se perdait dans l’obscurité alors que nous étions suspendus entre les dernières noirceurs de la nuit et les premières lueurs du jour. Je voyais les ombres blessées saigner à travers la lumière, juste là où ça faisait mal. Mais ça ne me dérangeait pas ! Avoir mal ne me dérangeait plus tant que j’étais la protégée.

« Tu n’es pas un rat et moi non plus. Pour l’instant nous sommes deux êtres vivants qui regardent un lever de soleil magnifique … »

Je refusais de penser à lui comme à un monstre, et pourtant il l’était. Aiden n’était pas un élément ordinaire, il aurait facilement pu diriger la meute si la domination n’était pas un caractère héréditaire chez les rats-garous. Tandis que moi, j’aurai été fidèle à mon statut de roturière quoi qu'il en soit. Je fils lentement glisser ma main dans la sienne, nos doigts s’entrelacèrent durant une fraction de seconde mais je me détachais rapidement afin de tenir son auriculaire telle une enfant perdue. Le froid glacial caressa mon visage m’intimant le silence. Je retenais mes mots de peur de tomber dans des aveux embarrassants. Je n’étais pas une sentimentale, en tout cas je refusais de tomber dans la mièvrerie à mon âge.

« Tu as pas un autre don ? Comme un zappeur où une babiole pour arrêter le temps. » Rigolais-je en me lovant contre lui. « C’est pas que j’adore être avec toi, c’est juste j’ai pas envie de rentrer chez les autres … »

Être isolé du reste des garous, c’était se sentir inutile. En les observant je me sentais grave et fragile. Je n’étais pas assez forte pour tuer sur demande, mais assez têtue pour défier l’autorité de l’alpha. C’était stupide de ma part mais mon impulsivité l’emportait toujours, me poussant sans arrêt à l’extrême. Comme en ce moment.

Je sentis mon cœur crépiter.
La bête me sifflait ses moqueries comme d’habitude.
J’étais la seule à blâmer mais je faisais tout mon possible pour retenir mes pulsions. C’était un cercle vicieux, dans lequel je retombais volontiers.

Over and over. I fall for you.

L’heure tournait. Il se faisait tard, ou tôt. En fonction du point de vue.
J’avais accepté de rester avant même qu’elle ne le demande, en sachant que dans la lutte contre mon cœur, je serais grand perdant. Il finirait bien par s’ouvrir, et elle découvrirait tout.

Quelle amorce idiote de ma part ! Mais depuis le temps que je devais me supporter, j’avais l’habitude… Ma voix feignait l’amusement, alors que j’étais plus que sérieux. J’étais bien trop intéressé par la réponse pour jouer au clown. Avais-je d’ailleurs une tête à blaguer sans arrêt ? Sara me déstabilisait profondément, plus que je ne voulais bien l’admettre.
Envies de décadences. Chaos. Plus rien n’était clair dans mon esprit ; simple fatigue ? J’aurais voulu que cela soit le cas. J’avais toujours tendance à passer des nuits bien trop longues pour que mon corps puisse se recharger d’énergie, et des rides profondes cernaient mes yeux sombres qui paraissaient noirs dans la nuit. Mais qu’est-ce que cela pouvait-il bien faire ? J’étais seul, et je vivais ma vie comme bon je l’entendais. Il n’y avait personne pour me rappeler à l’ordre, personne pour m’intimer une voie à suivre. J’étais libre de tout. La liberté pouvait-elle réellement exister lorsqu’on ne se fixait ni règle ni limite ? Je n’en étais pas aussi sûr. J’aurais parfois voulu qu’il y ait un véritable cadre à ma vie, un chemin tracé à suivre. J’en avais assez de voguer sans but dans des directions aléatoires au gré de mes humeurs. Ce cadre, je l’avais perdu le jour de la mort de mes parents. Pourquoi penser à ça maintenant ? Pour éviter de penser à elle. Logique imparable.
J’avais l’art et la manière de fuir involontairement ce que j’appréhendais, me dissimulant aux yeux du monde pour me complaire dans le mensonge, ne pas ouvrir les yeux sur mes émotions. Être hermétique aux sentiments était bien plus commode à vivre, mais je ne réussissais à me fermer totalement à ses yeux à elle. Elle trouvait sans cesse la brèche pour me faire défaillir, me sentir… heureux. Qui étais-je pour refuser le bonheur qu’elle me tendait à pleines poignées ? Un homme qui avait perdu confiance en le soleil depuis longtemps.

Drôle de coïncidence que d’assister à un lever de soleil ainsi. Je souriais malgré moi, goûtant à la joie du bout des doigts, sans y prendre garde. Un frisson parcourut mes membres, sensation qui ne m’était pas familière. Mon attention détournée par ces préoccupations qui n’en étaient pas vraiment, je n’avais pu suivre le cours des pensées de ma protégée. Elle soupira ; « Tu n’es pas vilain parce que de toute façon tu n’es pas un rat. Tu es un iceberg.» J’arquais un sourcil ? L’image ne me semblait pas si dérisoire que cela ; est-ce qu’un énorme part de ma personne lui était dissimulé ? J’aurais tendance à répondre « de moins en moins ». Je me dévoilais à elle sous ma véritable nature, comme un homme qui se cache dans l’ombre et qui sort de sa cachette lorsqu’il aperçoit au loin la lumière. Quoiqu’il en soit, sa réponse me satisfaisait. A ses yeux, je n’étais pas ce monstre hideux de la nuit ; rusé, mais hideux, dangereux, mais toujours hideux. C’était rassurant. Reprenant mes esprits, je la laissais me bousculer gentiment, souriant. J’aurais très bien pu l’éviter ; mais à quoi bon ? Elle s’amusait. Je m’amusais.
Le soleil se levait. Je me surpris à penser qu’il serait préférable que l’astre du jour prenne son temps pour reprendre sa place dans le ciel, le plus de temps possible. Car au bout de ce spectacle magnifique, Sara rentrerait, et je serais de nouveau seul.
Alone. Le rat prenait un plaisir malsain à prononcer ce mot, lentement, dans l’espoir de me déstabiliser. Je grognais silencieusement pour lui dire de se taire. Son rire machiavélique se brisa en milles échos pareils à milles aiguilles pour moi. Saloperie.

« Tu n’es pas un rat et moi non plus. Pour l’instant nous sommes deux êtres vivants qui regardent un lever de soleil magnifique … »

Je souris. Ses doigts s’accrochèrent doucement aux miens, un instant, avant qu’elle ne les retire. J’avais retenu mon souffle… N’étais pas censé être un iceberg ? Quelque part, je m’en voulais d’être aussi réactif.

« Tu as pas un autre don ? Comme un zappeur où une babiole pour arrêter le temps. C’est pas que j’adore être avec toi, c’est juste j’ai pas envie de rentrer chez les autres … »

Elle ria pour venir se loger contre moi. Joueur, je l’étais aussi, à mes heures perdues.

« Non… Mais j’ai autre chose. »

Avant qu’elle ne puisse me demander quoi, je la forçais à se retourner pour se placer juste devant moi. Souriant malicieusement, j’ordonnais à son esprit de tomber dans mes bras ; ce qu’elle fit. Oui, je maîtrisais la manipulation mentale, et le rat de Sara était encore trop faible pour y résister. Etais-ce une mauvaise idée ? Certainement que oui.

Tu es inutile. La fille rebelle finira par ronger ton cœur, et tu finiras seul de nouveau.

Je suis seule moi aussi.

J’écoutais les battements de mon cœur comme si ce n’était pas le mien. Nous étions si proches, et pourtant si loin l’un de l’autre. Il y avait ce fossé qui nous séparait comme un énorme trou noir, béant, et affreusement glacial. Je retenais mon souffle en me sentant tomber dans ses bras. Mon esprit lui obéissait au doigt et à l’oeil, et bien que je ne me l’avouais pas, je savais qu’il n’avait pas besoin de me manipuler pour que je sente en moi l’envie irrépressible de me lover contre lui. Son odeur emplissait mes narines, me faisant planer comme la meilleure drogue au monde. Je m’enflammais intérieurement en sentant mes désillusions cramer. La fièvre se répandant en moi comme le mal incurable. Je frémis. Aiden tenait mon cœur entre ses mains, il le pressait un peu trop à mon avis. J’étais à bout de toutes ces choses étrangères à mon corps. Je glissais doucement dans les abîmes de mon âme souillée, torturée, et hantée par le rat. Je levai mes mains frissonnantes et les posai de part et d’autre son torse.

Je pense à toi dans mon plus profond désespoir.

Les cicatrices sur mes avant-bras me rappelaient son souffle rassurant au lieu de me renvoyer vers la violence de mes mutations. J’étais à bout, vraiment. Je ravalais ma salive en me sentant défaillir. Le rat resentait ma faiblesse aussi, il s’agitait à l’intérieur de mon corps, mécontent de revenir à quelqu’un d’autre que l’Alpha. Il voulait se nourrir de puissance, de la source du pouvoir suprême. Je grimaçai en sentant les doigts de ma main droite s’allonger. Mes griffes tout à coup sombres et tranchantes brillèrent sous le dernier reflet de la lune. Mes yeux s’embuèrent. C’était impossible pour moi de perdre le contrôle à cause de lui. Mon rythme cardiaque s’accélérait lentement. Etais-ce la bête ou moi ?

J’aimerai que ce moment se fixe, bon soyons réalistes, peut-être pas pour l’éternité mais pour une centaine d’années quand même…

L’horizon devenait de plus en plus clair. La belle étoile avait disparut. Le rongeur s’évanouit en ricanant. Il se moquait de ma faiblesse mais il n’était pas mieux. Notre mépris était réciproque et pourtant nous étions coincés ensemble à tout jamais. Je papillonnai des yeux. Ma main se détendit avant de tomber ballante, emportée par un courant d’air. Je serrai ma prise sur le jeune homme en sentant mes yeux s’humidifier une seconde fois. Ce n’était qu’un au revoir, et pourtant j’avais l’impression de passer devant quelque chose de trop important. Je me mis sur la pointe des pieds afin d’enrouler mes bras autour de son cou.

Je ne suis pas comme toi. Capable de me retenir où de me cacher de la lumière. Je ne suis pas comme ça.

Mes lèvres frôlèrent légèrement sa joue alors que je me dirigeais vers son oreille afin d’y chuchoter mes pensées. Depuis que j’avais réalisé que nous n’avions pas besoin de parler pour communiquer, je me plaisais à lui offrir ce silence impérial dans lequel il se retrouvait tant. Je voulais qu’il soit dans son élément, instead I wanted to be a part of the element … J’étais bien, mais l’heure tournait. Rapidement, sournoisement, elle fauchait mon bien être au passage. Je me sentais suffoquer à l’idée de retourner parmi les larbins de Morgan. Je répugnais à l’idée de croiser son regard, et son envie étouffante de me faire plaisir. Je lui en voulais d’essayer de me dompter, alors que je ne demandais qu’à être comprise.

Je vais partir …

Je devais partir, mais mes pieds restaient figés sur place. Je restais collée à Aiden sans bouger. Le rat s’agrippait à mon âme alors qu’elle essayait de filer en douce. Mon esprit fuyait au galop vers une terre inconnue dont je ne me souvenais jamais, mais où je voulais volontairement me perdre. Je frémis encore une fois avant de sentir un spasme aspirer toutes mes rêveries. Foutue bestiole ! Je soupirai, coincée dans un dernier vague à l’âme.

« Tu ne peux pas compter ce câlin. Je n’ai pas prononcé le mot magique. Je n’ai rien demandé ! » Raillai-je à son oreille.

Ma voix trahissait ma stupidité. Au fond je voulais ce contact encore une fois. Je gardais une réserve, comme un prétexte pour sentir ses bras s’enrouler autour de ma taille encore. Parfois les choses durent assez longtemps pour devenir douloureuse …

Et c’était douloureux de songer que j’allais devoir me détacher de lui.

C’était vraiment douloureux.

Pousse-moi …

Mes pensées s’évanouissaient au creux de ma gorge. Je sentais ma voix agonisante, refusant de prononcer le moindre mot.

Pousse – moi !

Faire le fier. Voilà tout ce dont j’étais capable. Jouer les hommes supérieurs, égoïstes et mystérieux, vouloir tout maîtriser d’un simple regard glacial, captiver l’attention de ma démarche pompeuse, agacer d’une parole subtile en feignant les innocents. Le rôle de ma vie, j’imagine. Pourtant, j’étais bien piètre acteur lorsque je me retrouvais confronté à Sara. Elle avait le don de défaire le mirage dont je m’entourais au quotidien pour accéder à la clé de mon cœur. Sous le joug de ses mots, de ses gestes, la porte de mon intimité s’entrouvrait lentement, et ce malgré moi. Dans un instinct d’amour propre, je me poussais à résister contre ma volonté, me refusais à accepter l’inévitable. Mon unique faiblesse, voilà ce qu’elle était… Je retenais mon souffle, interloqué. C’était l’évidence même, et elle venait d’heurter ma conscience de plein fouet. J’étais sonné de cette découverte, comme surpris, alors que je le savais depuis bien plus longtemps que ça. En vérité, je l’avais su dès l’instant où j’avais décidé de la prendre sous mon aile. Ce geste n’était finalement pas si innocent. Entre provocation et attirance, il semblât que la deuxième part du jeu dans lequel je m’étais lancé prenne le dessus. Et j’étais grand perdant ; si l’on veut. J’avais perdu contre moi-même. Grimace.

Sara finit par entrer en contact avec mon torse en y déposant délicatement ses mains, et ce par ma faute. Double chute ; physique pour elle, émotionnelle pour moi. Double chute dont j’étais le mécène. Double chute qui nous menait à nos pertes. L’image de Morgan fulminant de colère s’esquissa dans mon esprit et réussit à m’arracher un sourire ; j’imagine que mon arrogance finirait un jour par me perdre. Souriant bêtement, je pris la fillette dans mes bras, même si elle ne l’avait demandé. Quoi ? N’avais-je pas l’autorisation pour ce genre de choses ? Bien évidemment que si, je sentais la satisfaction parcourir ses veines fragiles. Mais le jour se levait bien trop vite, dévoilant l’horizon au fur et à mesure. La ville sortait de sa torpeur, stimulée par cette fraîche lueur. Drôle de contraste. Car tandis que la lumière avançait, mon cœur se noyait dans une mélancolie abyssale. Comment se résoudre à la quitter, à la rendre à l’alpha ? Voilà que je devenais possessif. Mensonges ; cela devait être la dernière perfidie du rat. Son rire s’évanouit dans la clarté du jour naissant, me laissant seul, face à moi-même. J’aurais limite préféré qu’il reste avec moi, pour pouvoir me perdre dans un duel futile contre le rat plutôt que d’avoir à affronter la réalité. Mes sentiments pour la protégée du chef. Frissonnant soudain, je laissais ses lèvres glisser le long de ma joue. Jouait-elle avec mes états d’âme ? Me mettait-elle au défi d’être plus sensible que je ne voulais bien le lui avouer ? Pas son genre.

Son cœur était à l’agonie, tout comme le mien. Je le sentais se déchirer à l’idée de se séparer du mien ; ils battaient à l’unisson, ou peut-être n’était-ce que l’effet de mon imagination, ce que je voulais bien voir dans mon entourage, ce que je voulais percevoir réellement. On ne pouvait jouer à cache-cache éternellement. Sans plus bouger, de peur de la voir disparaître sous mes yeux, je la laissais nouer ses bras autour de ma nuque. Pendue à mon cou, je lui intimais silencieusement de ne jamais desserrer son emprise sur moi. Elle avait touts les droits sans même les avoir demandés. Fondre pour une gamine, j’étais inconscient. Ou amoureux, allez savoir. Aiden admire, Aiden observe, mais Aiden n’aime surtout pas ! C’est ce que j’avais toujours pensé de moi. Peut-être était-il temps de faire une mise à jour dans mon processeur interne. Nouvelle Grimace. Il fallait que je la quitte, que je la laisse partir, pour ne pas qu’on nous voit ensemble. Ce serait une catastrophe pour le clan. Et ce n’était pas ce que je voulais. Egoïste, mais pas à ce point.

« Tu ne peux pas compter ce câlin. Je n’ai pas prononcé le mot magique. Je n’ai rien demandé ! »

Elle se fichait de moi, je le sentais. Au bout du compte, elle tentait de se protéger tout autant que moi. Je savais que je ne parviendrais pas à rejoindre les deux bouts de mon miroir défensif, qu’elle le briserait sans difficulté à nouveau. Et de toute façon, il était l’heure. L’heure que nous nous séparions.

Pousse-moi … Pousse – moi !

Cette pensée résonna en moi comme un nouveau défi, défi que je n’étais pas sûr de vouloir relever. Je n’avais cependant pas le choix. Je fermais les yeux, crispant mes muscles tristement, fit le vide dans mon esprit. Il fallait que je sois fort, que je reste l’homme que j’avais toujours été. Zut.

Je l’écartais légèrement de moi, d’une petite pression. Elle n’était pas encore partie, mais je luttais déjà pour ne pas sombrer dans la déprime.